Avant que les bibliothèques humaines brûlent - Chroniques | Fédération des coopératives funéraires du Québec

Avant que les bibliothèques humaines brûlent

Une personne âgée qui meurt, c’est toute une bibliothèque qui brûle ! Bravo pour l’image qu’on nous ressasse, mais qu’est-ce qui nous empêche de faire le tour des rayons pour découvrir les meilleurs livres des bibliothèques qu’ils sont ? Parfois, on resterait pantois, les yeux écarquillés devant tant de révélations. Des dizaines de personnes resteraient volontiers des heures, des jours, voire des années à sonder frénétiquement ces livres-là qui offrent mieux que tous les Google et les Wikipédia de ce monde.

Ce n’est pas un ressenti, c’est un savoir. J’ai visité des centaines de bibliothèques humaines dans la région qui m’a vu naître et où je m’enracine, l’Abitibi-Témiscamingue boréale. Quatre cents âmes par-dessus mon épaule me murmurent à foison des bribes de nos anciennes conversations colorées. J’entends encore Jeannine me dire comment elle a dit NON à son mari en 1966 pour arriver à partager le pouvoir décisionnel dans le couple ; comment Gérard s’est saigné à blanc sur trois jobs à la fois afin que ses enfants puissent étudier longtemps et faire de lui la dernière génération de sacrifiés ; comment on joue à peu de frais et jusqu’à épuisement à branch à branch (ou kerbitch d’un autre nom) entre deux gorgées de limonade maison aux dires de ma mère Suzanne. Ces expériences en tout genre et ces opinions, parfois d’un autre temps, se conjuguent aux miennes pour que j’extraie de ma tête les bonnes décisions dans les carrefours de ma vie. C’est l’essentiel accessible à quiconque s’y intéresse, mais c’est loin d’être tout. Lucie Trudel, retraitée fascinante, me disait : « Tu sais Guillaume, on accueille les vérités qu’on comprend ».

Comme on m’attribue d’avoir le don de la parole et des mots et que ma grand-mère Simone était convaincue qu’on vient au monde pour faire profiter les dons ou talents naturels qu’on reçoit, je suis conteur. Même conteur-scripteur. Ce qui me permet de tirer les rideaux des fenêtres de certaines bibliothèques humaines (avec l’accord du bibliothécaire bien sûr) et d’avoir de nombreuses paires d’yeux qui observent par les carreaux, pour ensuite produire un bilan de vie. Sur le fond comme sur la forme, marcher sur la ligne entre « rendre hommage » et « garder une marge de manoeuvre de créateur libre », m’importe. L’enthousiasme dépassant souvent l’argent acquis, j’avoue que je ne veux pas gagner ma vie, je l’ai, de dire jadis Boris Vian à juste titre.

Qu’est-ce qu’un bilan de vie?

C’est un temps que prend une personne (seule ou accompagnée dans sa démarche) à un moment souvent tardif de sa vie pour faire un survol rétrospectif de son existence à tous les niveaux. Parfois initié par la personne elle-même et de plus en plus souvent par son entourage, le bilan de vie peut prendre des formes diverses (entrevues orales, textes écrits, captation vidéo). Il est souvent voué à livrer à des proches l’essentiel des réflexions entourant la vie passée sur terre. Il n’y a pas de marche à suivre standard ni d’obligation en ce sens. Lorsqu’il y a un produit final, certains le diffusent de leur vivant en guise de célébration de vie, tandis que d’autres attendent leur décès avant de faire connaitre le contenu.

Synonymes : portrait de vie, récits de vie, écritures des mémoires, témoignages de vie, biographie.

Ainsi, René et Adèle qui sont famille d’accueil avec leurs trois enfants, deviennent héros de Les trois petits cochons (version abitibienne) pour des jeunes qui savent s’ancrer d’une manière inarrachable parce qu’ils sont solides dans leur tête ; le jeune Jacques, avec son rêve inatteignable d’être pilote d’avion et qui fut plutôt un professeur et instigateur de la ligue régionale de Génie en herbe, a transporté plus de 500 élèves en 28 ans sur les ailes magiques de la connaissance ; l’infatigable marcheur vers l’avant qu’est José, un immigrant espagnol, devient la célèbre et impressionnante sculpture L’homme qui marche de Giacometti. Si le fond recèle d’immenses possibilités, la forme n’est pas en reste. Par exemple, en tant qu’éternel propriétaire de magasins Canadian Tire, le volubile Denis a vu 45 extraits de son histoire de vie plaqués sur un plan général du commerce (affiche géante), et classé dans les 6 sections de magasin (par thématique). À la volée, on peut également se permettre de penser à une ligne du temps commentée, une oeuvre par chapitres de type reportage audio, un livret biographique, un entretien filmé autour de photos marquantes, une adaptation graphique liée aux métiers ou aux passions personnelles, etc. Même si ce n’est qu’un mouvement encore embryonnaire, au Québec comme ailleurs, on trouve de plus en plus d’audace en cette matière.

Or, deux hics s’interposent souvent dans cet élan : à force d’être en marge et d’avoir vécu dans l’humilité, les aînés pensent souvent que leur propre histoire de vie n’est pas très intéressante. C’est donc dire que les bibliothèques qu’ils sont n’ont pas pignon sur rue ou sont fort mal éclairées. Aussi, les proches, bien convaincus de l’intérêt de la démarche et trépignant d’impatience à l’idée de recevoir ma création textuelle et orale, savent pourtant que j’ai enregistré tout l’entretien… mais font peu de cas de l’archivage de cet échange. Suite au décès de l’interviewé, le rappel de l’existence audio de l’entrevue les fait se ruer sur moi comme si je détenais le chaînon manquant. C’est une constante. Bien sûr, arrive l’électrochoc collectif du printemps. La crise de la Covid-19 emporte nos personnes âgées d’abord et tout le monde crie « au feu ». Enfin, je me dis en moi-même que le temps est venu pour une prise de conscience généralisée. J’observe alors attentivement la suite sur mon radar. Pour sauver des vies, tous doivent se confiner, à commencer par les aînés. On entend alors :

– Pendant qu’on est confinés, appelle donc ta grand-mère… elle serait contente !
– Mais papa, ça fait 3 fois que je l’appelle, et à part ses mots croisés ou ce qu’elle a mangé hier soir, je ne sais plus quoi lui dire !

Voilà tout : pour que cette joyeuse révolution sociale advienne, il faudrait surtout de bonnes questions à poser, ainsi que des centaines de gens supplémentaires répondant Présent ! pour aider les familles dans leur valeureux projet au coeur des rayons de vie de leurs aînés. Pour la visite fascinante d’abord, puis pour la sauvegarde. Les regrets seraient bien moins grands lorsqu’au crépuscule d’une journée froide, une étincelle viendra tout faire flamber.

Des questions clés… pour débarrer la grande salle de la bibliothèque que sont les grands-parents encore bien vivants :

  • Avant de commencer, si vous êtes le poseur de question, soyez détendu et présentez-vous à coeur ouvert pour bien comprendre ce que vous révèle l’aîné en face de vous.
  • Respectez la volonté de l’aîné d’approfondir une question ou de ne pas vouloir répondre à une autre. Vous devez éviter de vendre une idée ou de vous obstiner sur un détail. Ce n’est pas le moment pour cela.
  • Prenez le temps qu’il faut. Mieux vaut s’attarder sur quelques questions que de couper court pour toutes les poser en très peu de temps.

Je vous suggère de regrouper vos questions par catégories.

1. En premier lieu, les catégories qui amènent à faire le tour sommaire d’une vie : les grands-parents et les parents (métiers, déménagements, tempéraments, anecdotes), le contexte de votre naissance (la personne interviewée), les souvenirs d’enfance (jeux, amis, famille, anecdotes), les amitiés fidèles, l’amour (ou les amours) de votre vie, les moments de devenir parents (les étapes traversées, le ressenti, le caractère).
2. Ensuite, les catégories qui parlent surtout des réalisations principales : la vie au travail (choix de carrière, changements et promotions, anecdotes), les implications bénévoles, les voyages mémorables, les valeurs fondamentales et les leçons que la vie a apportées, les bons coups les plus mémorables.
3. L’avant-dernière section concernerait les catégories qui posent des questions de points de vue et d’opinion : top 5 des meilleures chansons, moments qui sont passés à l’histoire (locale, régionale ou nationale), opinions politiques, religion et spiritualité, rêves passés et présents, traits d’hérédité à connaître, les véhicules les plus marquants, des messages à lancer à l’humanité ou à des proches.
4. Finalement, les trois grandes questions suivantes : Qu’est-ce qui est le plus important dans la vie, selon vous ? Croyez-vous qu’on vient au monde pour une raison en particulier ? Êtes-vous satisfait de la vie que vous avez menée jusqu’à maintenant ?

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Guillaume Beaulieu est un conteur professionnel et développeur régional depuis près de 13 ans. On lui doit notamment le coffret 5CD En Abitibi-Témiscamingue, on l’disait ! Toute la région en 100 contes et légendes ; le projet d’entrevues, de livre, puis de spectacles Aînés d’exception… tranches de vie, exploits et leçons de vie de 160 aînés d’Abitibi-Témiscamingue ; le lancement d’un service d’entrevues et de création de style Bilan de vie et bilan de carrière. Pour ce dernier service, il collabore maintenant avec les coopératives funéraires de sa région. Infos : 819 763-0512 ou guillaumeconteur.com.

Commentaires (2)

Quel beau projet...
Que de créativité!
Bonne continuité...

MJ, 19 novembre 2020

J'ai perdu ma conjointe il y a 10 ans et merci aux technologies de l'époque, nous avons pu mettre en photos, vidéo, montage. Un petit peu de tout sur sa courte vie (47 ans). Mais c'est surtout venu du point de vu de nos filles pour qui j'ai mis cartes sur table afin qu'elles comprennent qui était leur mère et son histoire. Je n'ai pas le support pour partager cela a partir de mon ordi, et je ne partage avec vous que l'idée de rendre vivant le parcours d'une vie, surtout pour ceux qui restent.

Norman Dupont, 20 novembre 2020

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